La Montée angélique vers Jérusalem

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La première partie de la réflexion, Angélologie: De la nature des anges, est disponible en cliquant ici

Du visible à l’invisible

Lorsque l’on considère le premier chapitre du Livre de la Genèse dans son ensemble, on peut dire qu’il s’agit «visiblement» d’un récit de création «géocentrique», au sens où le système qui se déploie tout au long des six jours se produit essentiellement d’un point de vue terrestre. C’est à partir de ce point de vue que sont déterminés l’en haut et l’en bas, le grand et le petit, et ainsi de suite. La diversité même des astres est établie à des fins qui regardent la vie terrestre et intéressent tout particulièrement la vie humaine, notamment son insertion dans le temps et l’espace : le jour, la nuit, les années, les saisons.

«Le visible et l’invisible ne sont pas deux univers séparés, mais une autre manière de formuler le principe de l’univers créé «Cieux et Terre». »

Le jour UN de création, jour de la lumière, est le jour de l’apparaître, puisque la lumière rend visible la bonté de l’œuvre de Élôhïm, non seulement à ses yeux mais aux nôtres. On pourrait alors considérer que l’univers «visible» correspond à cette réalité UNE émanant de «la-Terre» (Ha-Aretz, en hébreu), dont il est question dans la déclaration de principe du premier verset :

En principe/au commencement [Bereshit] crée Élôhïm les Cieux [Ha-Shamaïm] et la Terre [Ha-Aretz]. (Gn 1 :1)

Cette Terre ne se réduit pas à ce que nous entendons par «terre» habituellement, ni même à l’idée de la planète nommée Terre. Il s’agit en effet d’une réalité «principielle». En ce sens, ce que l’on «doit voir» dans le premier récit de création – comme le verset Gn 1 :1 l’affirme -, ce n’est pas seulement le déploiement de cette réalité : «la Terre», mais encore sa réalité complémentaire : «les Cieux».

Les Cieux eux-mêmes, dont il est question dans la déclaration principielle de Gn 1 :1, ne se réduisent pas à la création des astres visibles, à l’univers sidéral. En fait, le premier récit décrit un en-même-temps de la Création, selon un principe, celui de la réalité conjuguée des Cieux et de la Terre, principe qui sera réitéré en Gn 2 :1, car il est bien dit :

«Ainsi furent achevés les Cieux et la Terre, et toute LEUR armée.»

Tout le visible, c’est-à-dire ce que l’œil (instruments d’observation) peut voir, participe pour une part du “concentré”. Or “le point”, qui est le concentré ultime, demeure invisible. La considération de cette part d’évanescence de la réalité devient de plus en plus nécessaire, dans le concret, à mesure que nous allons vers l’infiniment petit et vers l’infiniment grand.

Mais comment approcher cette réalité «invisible», que le Credo de l’Église assume :

Je crois en Dieu le Père tout-puissant créateur du ciel [des cieux] et de la terre, de l’univers visible et invisible.

Le visible et l’invisible ne sont pas deux univers séparés, mais une autre manière de formuler le principe de l’univers créé «Cieux et Terre». L’univers créé est UN et Multiple à la fois. C’est d’ailleurs pourquoi il nous est possible de «conce-voir» ou même de «perce-voir» au-delà de ce qui est visible à l’œil en tant qu’organe physiologique de la vision. Nous pouvons «voir l’invisible» du simple fait que le visible révèle l’invisible :

Dieu pourvoit aux besoins des êtres de la manière la plus conforme à leur nature. Il nous est naturel d'aller des choses visibles aux choses invisibles. Aussi les secrets du monde invisible ont-ils dû nous être manifestés par le monde visible.  (1)

Pour voir ce que Élohïm fait à l’origine, au «point» de départ, comme ce qu’il vise, le «point d’arrivée», et ainsi pour tous les «points» de l’univers, il faut un indice, une manifestation, une apparition, une représentation. C’est dans cette perspective que la réalité des créatures angéliques nous apparaît. Le multiple et l’évanescence qui caractérisent l’élément des Cieux est aussi caractéristique de la nature des anges, sans pour autant faire obstacle à leur identité singulière.

En correspondance avec la réalité conjointe des Cieux et de la Terre définissant la Création dans la déclaration principielle de Gn1 :1, le multiple des créatures angéliques se superpose et s’adjoint «invisiblement» au multiple «visible» des êtres créés de l’hexameron. Les anges peuvent ainsi nous «apparaître» grâce à leurs supports «visibles» auxquels ils sont associés.

Thomas d’Aquin, surnommé le Docteur angélique, distingue, pour sa part, la nature des anges des autres créatures en ayant recourt à la distinction spirituel/corporel ou immatérialité/matérialité. Il nous faut considérer ce présupposé philosophique, qui est à la base de la conception «officielle» des anges.

On connaît l’opposition fameuse constituée entre les approches philosophiques respectives de Platon et Aristote, selon laquelle on opposait aussi les perspectives d’Augustin et Thomas. Ici, nous voudrions suggérer la possibilité d’une complémentarité de leurs points de vue irréductibles quant à la nature des anges, et ce, sur la base des éléments de discussion pointés par Thomas lui-même.

Sans entrer dans les subtilités conceptuelles propres à chacun des arguments examinés par le Docteur angélique, nous nous bornerons à faire ressortir quelques éléments structurels précis, qui peuvent nous aider à mieux concevoir ce que nous appellerions l’insertion de la réalité angélique dans le déploiement du processus de création.

Thomas initie la discussion avec Platon :

Pour Platon, les substances séparées sont les espèces des choses sensibles en sorte que, d’après lui, il faudrait dire que la nature humaine comme telle est séparée. À s’en tenir à cette opinion, il y a autant de substances séparées que d’espèces sensibles. (2)

Sur ce premier point, nous nous en tiendrons à la conclusion que Thomas en tire, en appliquant l’argument de Platon à la nature des anges :

il y a autant de substances séparées [donc d’anges] que d’espèces sensibles.(3)

 C’est aussi sur cette base que Thomas parviendra à cette proposition :

il ne peut donc y avoir deux anges de la même espèce. (4)

La raison qu’il invoquera reflète son ontologie de type scalaire, qui place de plus en plus haut dans l’échelle les êtres plus «spirituels», donc moins «matériels» :

La multiplication des espèces est donc, chez les anges, bien meilleure que la multiplication des individus [entendus comme individus «matériels»] dans une même espèce. (5)

Revenons à la discussion commencée avec Platon. Voici la riposte d’Aristote, selon Thomas :

Aristote réprouve cette position [celle de Platon] parce que la matière fait partie de l’essence des espèces sensibles. Les substances séparées [entendons encore «les anges», pour mieux comprendre] ne peuvent donc pas être les exemplaires de ces espèces sensibles ; au contraire elles ont des natures plus élevées. (6) 

On reconnaît dans le point de vue d’Aristote l’expression de cette même ontologie scalaire qui fonde encore la conception habituelle des anges, en tant qu’êtres essentiellement spirituels et, de ce fait, de «natures plus élevées». Par contre, on s’aperçoit qu’aux yeux de Thomas, ce point de vue apparaît plus nuancé, voire paradoxal :

Et cependant, Aristote pense que ces natures plus parfaites sont en relation avec ces choses sensibles, en tant qu’elles en sont les moteurs et les causes finales…  (7)

Comme Thomas, nous retiendrons que ces natures dites «plus élevées», que seraient les anges, sont en relation avec les «choses sensibles».

Thomas poursuit la discussion avec la contribution d’un autre penseur, d’autant plus opportune qu’elle nous introduit au point de vue inscrit dans l’Écriture biblique :

Mais, comme cela [l’argument d’Aristote] semblait contraire aux enseignements de la Sainte Écriture, le juif Rabbi Moïse voulut concilier Aristote et l’Écriture. Aussi écrit-il dans son Guide des Égarés que si par ange, on désigne les substances immatérielles, ils sont aussi nombreux que les mouvements des corps célestes, suivant l’opinion d’Aristote. Mais pour sauvegarder l’Écriture, il ajoute que celle-ci appelle également anges les hommes qui annoncent les choses divines, et les forces des êtres naturels qui manifestent la toute-puissance de Dieu. Mais ce n’est pas l’usage des Écritures d’appeler anges les forces des êtres irrationnels. (8)

«toutes choses des Cieux et de la Terre pourraient être vues comme allant par deux, face-à-face»
 

Cet apport de Rabbi Moïse est fondamental, parce qu’il révèle que la réalité des anges se déploie à partir d’Élôhïm, non seulement au commencement, mais dans l’espace et dans le temps, par les personnes et les êtres sensibles, puisque l’Écriture «appelle anges les hommes qui annoncent les choses divines, et les forces naturelles qui manifestent la toute-puissance de Dieu».

Résumons : Il y a autant d’anges que d’espèces, les anges sont en relation avec les choses sensibles, les anges sont en relation avec la toute-puissance de Dieu, les hommes et les êtres naturels.

Ce que nous suggère cette discussion proposée par Thomas d’Aquin, par la voix conjuguée des approches irréductibles de Platon, Aristote, Rabbi Moïse (considérant l’Écriture), et, bien sûr, Thomas lui-même, c’est que toutes choses des Cieux et de la Terre pourraient être vues comme allant par deux, face-à-face, non seulement sur le plan linéaire du déploiement des «couples» qui marquent l’hexameron – dont les plus fondamentaux sont les Cieux et la Terre et «ZaKaR et NeQeBvaE» (que l’on traduit «homme et femme»), mais encore sur un plan vertical, reliant les êtres des Cieux - Élohïm au premier chef - et les êtres de la Terre - le ADaM tout particulièrement -, l’En Haut et l’En Bas.

Je lui parle bouche à bouche, je me révèle à lui sans énigmes, et il voit une représentation de l’Éternel. (Nombres 12 :8)

En relisant Genèse 1 sous cet angle, le multiple d’ordre céleste («les Cieux») caractérisant les anges participe d’une évanescence, d’une subtilité, d’une immédiateté, complémentaires aux caractéristiques du concentré de l'élément terrestre («la Terre»), ce qui permettrait aux anges de s’adjoindre à divers supports relevant de ce dernier ordre.

Et Thomas conclut sa discussion ainsi :

Il faut donc dire que la multitude des anges, même en tant qu’ils sont des substances immatérielles, surpasse de beaucoup toute multitude matérielle. C’est ce que dit Denys : «Les ARMÉES bienheureuses des esprits célestes sont nombreuses, dépassant la limite faible et restreinte de nos nombres matériels.» (9)

Le verset Gn 2 :1 ne dit-il pas : «Ainsi furent achevés les Cieux et la Terre, et toute LEUR ARMÉE» ? •

Les anges du chemin vers
l’Arbre de la Croix

L’une des distinctions principales entre Cieux et Terre, outre le Multiple et l’UN déjà mentionnée, est donc que la réalité des Cieux - incluant celle des anges - demeure invisible, «mystérieuse et cachée». Mais cela ne signifie pas - nous le comprenons maintenant - qu’elle ne peut ni se manifester ni se révéler. Au contraire :

Nous prêchons la sagesse de Dieu, mystérieuse et cachée, que Dieu, avant les siècles, avait destinée pour notre gloire, sagesse qu'aucun des chefs de ce siècle n'a connue, car, s'ils l'eussent connue, ils n'auraient pas crucifié le Seigneur de gloire. Mais, comme il est écrit, ce sont des choses que l'œil n'a point vues, que l'oreille n'a point entendues, et qui ne sont point montées au coeur de l'homme, des choses que Dieu a préparées pour ceux qui l’aiment. (1 Co 2 :7-9)

Ainsi en est-il de l’accès à l’invisibilité caractéristique de ce Royaume des Cieux, qui est déjà «au milieu de» nous ; il implique une qualité d’intimité dans le rapport entre ÏÀÔÉ Élôhïm et le ADaM.

Créateur des Cieux et de la Terre, de l’univers visible et invisible, Élôhïm convie l’être humain à chercher sa face :

Mon coeur dit de ta part : Cherchez ma face ! Je cherche ta face, ô Éternel ! Ne me cache point ta face (Ps 27 :8-9a)

Cette recherche mène à la parfaite communion des alliés, Jour «UN» et le septième de notre démarche humaine, deux à deux, bouche à bouche, face-à-face de l’Amour tourné VERS la face de ÏÀÔÉ, que préfigure les deux Chérubïm de cette Arche d’Alliance conçue par Élôhïm lui-même :

… fais un chérubin à l'une des extrémités [de l’arche] et un chérubin à l'autre extrémité ; vous ferez les chérubins sortant du propitiatoire à ses deux extrémités. Les chérubins étendront les ailes par-dessus, couvrant de leurs ailes le propitiatoire, et se faisant face l'un à l’autre ; les chérubins auront la face tournée vers le propitiatoire. (Exode 25 :19-20)

Les Chérubïm peuvent être considérés comme les anges de l’intimité avec ÏÀÔÉ Élôhïm. Lorsque le ADaM fut chassé de l’intimité du Jardin, ce sont eux qui en sont constitués les gardiens :

C'est ainsi qu'il chassa Adam ; et il mit à l'orient du jardin d’Éden les chérubins qui agitent une épée flamboyante, pour garder le chemin de l'arbre de vie. (Gn 3 :24)

Comment retrouver son chemin dans les ténèbres de cet exil ? «Je suis la lumière du monde», dira Jésus, «celui qui me suit ne marchera pas dans les ténèbres, mais il aura la lumière de la vie» (Jean 8 :12). Et il révèle encore à Thomas, l’apôtre : «Je suis le chemin, la vérité, et la vie. Nul ne vient au Père que par moi» (Jean 14 :6).

Dans l’invisibilité propre à la foi, qui se manifeste par des œuvres visibles, il faut en quelque sorte descendre et monter vers Jérusalem, à la suite de l’Envoyé du Père, sur le chemin de l’Arbre de Vie qui traverse le jardin d’Agonie où se trouve l’ange devenu «fortificateur» :

Alors un ange lui apparut des cieux, pour le fortifier. (Luc 22 :43)

«La «montée» vers Jérusalem est une montée dans l’humilité, ce qui définit justement le rôle de «l’ânon, le petit d'une ânesse».»

Considérant la nature des anges sous l’angle de réflexion exploré plus haut, il y a donc des manifestations angéliques correspondant à Dieu, aux hommes et à tous les êtres créés, et celui qui a « l’œil » le plus « averti » pour les discerner est sans aucun doute Jésus lui-même. Sous différentes formes, la réalité angélique va affleurer tout au long de son ultime parcours vers Jérusalem, dans un ensemble si remarquable qu’il vaut la peine de s’y attarder.

Il faut dès le départ souligner que cette montée est ultimement une montée vers sa passion. Jésus arrive au sommet de son acuité perceptive et au faîte de son émotion. Ceci posé, quels sont ces «anges» apparaissant tout au long de son chemin vers cet Arbre de la Croix.

Il y a d’abord l'ânesse et l’ânon.

Lorsqu’ils approchèrent de Jérusalem, et qu’ils furent arrivés à Bethphagé, vers la montagne des oliviers, Jésus envoya deux disciples, en leur disant : Allez au village qui est devant vous ; vous trouverez aussitôt une ânesse attachée, et un ânon avec elle ; détachez-les, et amenez-les-moi. Si quelqu’un vous dit quelque chose, vous répondrez : «Le Seigneur en a besoin.» Et à l’instant il les laissera aller. (Mt 21 :1-3)

L’ânon ne semble appartenir à personne, n’ayant jamais été monté. En fait, il appartient à Dieu même. Cet ânon est à proprement parler un «trône».

Or, ceci arriva afin que s'accomplît ce qui avait été annoncé par le prophète : «Dites à la fille de Sion : Voici, ton roi vient à toi, plein de douceur, et monté sur un âne, sur un ânon, le petit d'une ânesse.» (Mt 21 :4-5)

Cet ânon deviendra le vaisseau de la montée de Jésus, étant par lui monté. Jésus le perçoit à l’avance, car il constitue un des éléments de cet événement. Un ange passe.

Il y a aussi le figuier. Matthieu enchaîne ainsi :

Le matin, en retournant à la ville, il eut faim. Voyant un figuier sur le chemin, il s’en approcha ; mais il n’y trouva que des feuilles, et il lui dit : Que jamais fruit ne naisse de toi ! Et à l’instant le figuier sécha. (Mt 21 :18–19)

Jésus eut faim ! Comme il eut faim au désert.

Alors Jésus fut emmené par l'Esprit dans le désert, pour être tenté par le diable. Après avoir jeûné quarante jours et quarante nuits, il eut faim. Le tentateur, s'étant approché, lui dit : Si tu es Fils de Dieu, ordonne que ces pierres deviennent des pains. Jésus répondit : Il est écrit : L'homme ne vivra pas de pain seulement, mais de toute parole qui sort de la bouche de Dieu.

Le diable le transporta dans la ville sainte, le plaça sur le haut du temple, et lui dit : Si tu es Fils de Dieu, jette-toi en bas ; car il est écrit : Il donnera des ordres à ses anges à ton sujet ; et ils te porteront sur les mains, de peur que ton pied ne heurte contre une pierre. Jésus lui dit : Il est aussi écrit : Tu ne tenteras point le Seigneur, ton Dieu.

Le diable le transporta encore sur une montagne très élevée, lui montra tous les royaumes du monde et leur gloire, et lui dit : Je te donnerai toutes ces choses, si tu te prosternes et m'adores. Jésus lui dit : Retire-toi, Satan ! Car il est écrit : Tu adoreras le Seigneur, ton Dieu, et tu le serviras lui seul.

Alors le diable le laissa. Et voici, des anges vinrent auprès de Jésus, et le servaient. (Mt 4 :1-11)

Durant cette Montée, la faim de Jésus est mise en rapport avec un arbre, un figuier, un arbre à fruit, comme les arbres du jardin, peut-être même comme l’arbre du jardin en Éden.

Marc donne des précisions significatives sur cet épisode :

Le lendemain, après qu’ils furent sortis de Béthanie, Jésus eut faim. Apercevant de loin un figuier qui avait des feuilles, il alla voir s’il y trouverait quelque chose ; et, s’en étant approché, il ne trouva que des feuilles, car ce n’était pas la saison des figues. Prenant alors la parole, il lui dit : Que jamais personne ne mange de ton fruit ! (Mc 11 :12–14)

L’évangéliste prend la peine de spécifier que ce n’est pas la saison des figues. Or, si cet arbre attire l’attention de Jésus, c’est qu’il a des feuilles. Il faut savoir que le figuier pousse ses figues avant ses feuilles, ainsi Jésus pouvait s’attendre à y trouver encore des fruits, étant donnée la présence de feuilles : «il alla voir s’il y trouverait quelque chose». Constatant qu’il ne porte pas de fruit, vient alors le jugement.

Ce figuier, qui, dans son orgueil (10), n’a poussé que des feuilles avant le temps, est un nouveau tentateur en quelque sorte. Jésus ne lui dit plus : «Retire-toi, Satan», mais «que jamais personne ne mange de ton fruit». Un ange trépasse !

On sait que, dans le récit de Marc, le lendemain matin, les disciples virent l’arbre en question «séché jusqu'aux racines» (Mc 11 :20). Pour Luc et Matthieu, cette «malédiction» eut lieu immédiatement. Le figuier peut ainsi être associé à l’ange déchu, le tentateur.

C’est ainsi que nous pouvons faire le lien suivant : La «montée» vers Jérusalem est une montée dans l’humilité, ce qui définit justement le rôle de «l’ânon, le petit d'une ânesse». Matthieu ne cite pas la suite du verset de Zacharie où il en est question comme «monture du roi», mais il est important pour comprendre le contexte :

Je détruirai les chars d’Ephraïm, et les chevaux de Jérusalem… (Za 9 :9-10)

Le figuier orgueilleux nous renvoie à l’orgueil des chevaux de Jérusalem. Comme dans Zacharie, il s’agit bien de faire ressortir l’humilité du roi face à l’orgueil des hommes, tel celui de Tyr, bâtisseur de forteresse : «Voici le Seigneur s’en emparera, il précipitera sa puissance dans la mer et elle sera consumée par le feu» (Za 9 :4) ; et celui des Philistins qui sera «humilié» : «j’abattrai l’orgueil des Philistins» (Za 9 :6).

L’ânon de l’ânesse apparaît alors comme le serviteur à la fois de ce roi à venir et du symbole de sa domination, car «il dominera d’une mer à l’autre, depuis le fleuve jusqu’aux extrémités de la terre», tel qu’annoncé dans Zacharie (Za 9 :10). Et «le petit» de l’ânesse en est l’Ange-Trône.

Matthieu poursuit son récit :

Les disciples allèrent, et firent ce que Jésus leur avait ordonné. Ils amenèrent l'ânesse et l'ânon, mirent sur eux leurs vêtements, et le firent asseoir dessus. La plupart des gens de la foule étendirent leurs vêtements sur le chemin ; d'autres coupèrent des branches d'arbres, et en jonchèrent la route.

Ceux qui précédaient et ceux qui suivaient Jésus criaient : Hosanna au Fils de David ! Béni soit celui qui vient au nom du Seigneur ! Hosanna dans les lieux très hauts ! (Mt 21 :6-9)

Luc, à son tour, ajoute un point qui nous intéresse plus que jamais :

Quelques pharisiens, du milieu de la foule, dirent à Jésus : Maître, reprends tes disciples. Et il répondit : Je vous le dis, s'ils se taisent, les pierres crieront ! (Lc 19 :39-40)

Comme les pharisiens le savent trop bien, l’acclamation : «Hosanna au Fils de David ! Béni soit celui qui vient au nom du Seigneur ! Hosanna dans les lieux très hauts !», réfère au Hallel : «Béni soit celui qui vient au nom de l’Éternel !» (Ps 118 :26). C’est un chant qui ne peut s’adresser qu’à Dieu seul. Ce chant de la foule, à leurs yeux, constitue donc une usurpation blasphématoire et sacrilège.

Leurs yeux sont aveugles. Ils n’ont pas reconnu en Jésus, l’Ange/l’Envoyé du Père.

L’Église a fait de l’acclamation de l’arrivée de Jésus à Jérusalem l’une de ses prières principales, ajoutée à une autre, celle des anges de la Nativité, qu’elle récite à chaque célébration eucharistique dans le Sanctus :

Saint, Saint, Saint le Seigneur, Dieu de l'univers.
Le ciel et la terre sont remplis de ta gloire.
Hosanna au plus haut des cieux !
Béni soit celui qui vient au nom du Seigneur.
Hosanna au plus haut des cieux
!

Le «Saint, Saint, Saint le Seigneur, Dieu de l'univers» est aussi la prière des anges que la Bible appelle les Séraphïm !

L’année de la mort du roi Ozias, je vis le Seigneur assis sur un trône très élevé, et les pans de sa robe remplissaient le temple. Des séraphins se tenaient au-dessus de lui ; ils avaient chacun six ailes ; deux dont ils se couvraient la face, deux dont ils se couvraient les pieds, et deux dont ils se servaient pour voler. Ils criaient l’un à l’autre, et disaient : Saint, saint, saint est l’Éternel des armées ! toute la terre est pleine de sa gloire ! (Is 6 :1–3)

Jésus sent, et c’est ce que l’Église assume avec le Sanctus, qu’en ce moment unique, tout l’univers chante la gloire de ÏÀÔÉ, les Anges-Séraphïm comme… les pierres !

Qu’il y donc de mystères et de choses cachées que seul l’œil sanctifié peut voir ! Jésus voyait toutes ces choses et ces êtres, y compris les pierres, minéral du chemin, tout cet univers visible et invisible, et il pleura de l’aveuglement des hommes, symbolisé par Jérusalem elle-même, car c’est ainsi que Luc poursuit, après la mention des pierres chantantes :

Comme il approchait de la ville, Jésus, en la voyant, pleura sur elle, et dit : Si toi aussi, au moins en ce jour qui t'est donné, tu connaissais les choses qui appartiennent à ta paix ! Mais maintenant elles sont cachées à tes yeux. Il viendra sur toi des jours où tes ennemis t'environneront de tranchées, t'enfermeront, et te serreront de toutes parts ; ils te détruiront, toi et tes enfants au milieu de toi, et ils ne laisseront pas en toi pierre sur pierre, parce que tu n'as pas connu le temps où tu as été visitée. (Lc 19 :41-44)

Les choses qui «appartiennent à ta paix» … Et Jésus annonce la guerre! Car Jérusalem sera désertée par les anges ; en elle, il ne restera plus «pierre sur pierre», elle sera humiliée, parce qu’elle n’a pas reconnu le temps où elle a été visitée par l’Ange, l’Envoyé de ÏÀÔÉ.

C’est en descendant dans les profondeurs de sens de la montée vers Jérusalem que nous pouvons toucher un peu - «un peu» à cause de notre manque de foi - la cohérence infinie du projet de Dieu, manifestée par les innombrables recoupements bibliques, le tissage serré et complexe mais si harmonieux des thèmes angéliques avec les thèmes messianiques qui en sont les fils de chaîne et les fils de trame.

Dans sa montée vers Jérusalem, Jésus voit les anges, qui sont partout et en tout. Son œil aiguisé est stimulé par sa mémoire profonde. Les ânes et les pierres. Et l’arbre.

Oui, nous voyons aussi un arbre de déchéance, le figuier stérile, s’immiscer dans la chaîne angélique. Car, avec Jésus qui «monte» vers sa passion, on ne peut oublier l’arbre/les arbres au milieu du Jardin, qui est/sont à la fois Arbre de la Vie et Arbre de la connaissance de «Tov et Ra», devenus Symboles de mise à l’épreuve de notre liberté… si fragile…

Ah ! Ces ânes. QUE sont-ils et QUI sont-ils donc pour être eux aussi au centre des événements ? À nos pauvres yeux desséchés et aveugles, à nos pensées prétentieuses, l’exercice commandé par Jésus, qui place l’ânesse et son ânon sur le chemin, sur son chemin, peut presque passer pour puéril. Mais Jésus, qui est le chemin, sait que les ânes, avec les anges, sont sur les chemins.

Balaam se leva le matin, sella son ânesse, et partit avec les chefs de Moab.

La colère de Dieu s'enflamma, parce qu'il était parti ; et l'ange de ÏÀÔÉ se plaça sur le chemin, pour lui résister. Balaam était monté sur son ânesse, et ses deux serviteurs étaient avec lui. L'ânesse vit l'ange de ÏÀÔÉ qui se tenait sur le chemin, son épée nue dans la main ; elle se détourna du chemin et alla dans les champs. Balaam frappa l'ânesse pour la ramener dans le chemin. L'ange de ÏÀÔÉ se plaça dans un sentier entre les vignes ; il y avait un mur de chaque côté. L'ânesse vit l'ange de ÏÀÔÉ ; elle se serra contre le mur, et pressa le pied de Balaam contre le mur. Balaam la frappa de nouveau. L'ange de ÏÀÔÉ passa plus loin, et se plaça dans un lieu où il n'y avait point d'espace pour se détourner à droite ou à gauche. L'ânesse vit l'ange de ÏÀÔÉ, et elle s'abattit sous Balaam. La colère de Balaam s'enflamma, et il frappa l'ânesse avec un bâton. ÏÀÔÉ ouvrit la bouche de l'ânesse, et elle dit à Balaam : Que t'ai-je fait, pour que tu m'aies frappée déjà trois fois ? Balaam répondit à l’ânesse : C'est parce que tu t'es moquée de moi ; si j'avais une épée dans la main, je te tuerais à l'instant. L'ânesse dit à Balaam : Ne suis-je pas ton ânesse, que tu as de tout temps montée jusqu'à ce jour ? Ai-je l'habitude de te faire ainsi ? Et il répondit : Non.

ÏÀÔÉ ouvrit les yeux de Balaam, et Balaam vit l'ange de ÏÀÔÉ qui se tenait sur le chemin, son épée nue dans la main ; et il s'inclina, et se prosterna sur son visage. L'ange de ÏÀÔÉ lui dit : Pourquoi as-tu frappé ton ânesse déjà trois fois ? Voici, je suis sorti pour te résister, car c'est un chemin de perdition qui est devant moi. L'ânesse m'a vu, et elle s'est détournée devant moi déjà trois fois ; si elle ne se fût pas détournée de moi, je t'aurais même tué, et je lui aurais laissé la vie. Balaam dit à l'ange de ÏÀÔÉ : J'ai péché, car je ne savais pas que tu te fusses placé au-devant de moi sur le chemin ; et maintenant, si tu me désapprouves, je m'en retournerai. L'ange de ÏÀÔÉ dit à Balaam : Va avec ces hommes ; mais tu ne feras que répéter les paroles que je te dirai. Et Balaam alla avec les chefs de Balak. (Nb 22 :21-35)

C’est nous qui sommes des ânes ! Ânes, pardonnez notre mépris et notre violence, vous qui voyez et servez mieux que nous. Ânes, amis des anges, anges christophores vous-mêmes.

Les pierres, enfin, que l’on croit dures et têtues. Il y a tant de ces pierres sur le chemin du Seigneur. Les pierres du désert et les pierres qui chantent. Nous méprisons aussi les pierres qui n’ont, à nos yeux desséchés et aveugles, aucune intelligence, et qui ne sont bonnes qu’à casser pour faire les routes où l’on passe dessus. Mais Jésus, qui est la Pierre rejetée des bâtisseurs, est devenu la Pierre d’angle et a fait, de Simon, la Pierre fondatrice de son Église. Ainsi Pierre est son préposé, son Ange-Principauté. Autre grand mystère, la Pierre est devenue Tête.

La pierre et la tête sont des sœurs et se joignent dans les songes :

Jacob partit de Beer-Schéba, et s’en alla à Charan. Il arriva dans un lieu où il passa la nuit ; car le soleil était couché. Il y prit une pierre, dont il fit son chevet, et il se coucha dans ce lieu-là. Il eut un songe. (Gn 28 :10–12)

Alors que la pierre/chevet se fait appui-tête, que vit Jacob dans ce songe ?

voici, une échelle était appuyée sur la terre, et son sommet touchait au ciel. Et voici, les anges de Dieu montaient et descendaient par cette échelle. (Gn 28 :12)

Et, au sommet de l’échelle, se trouvait ÏÀÔÉ lui-même :

Et voici, l’Éternel se tenait au-dessus d’elle. (Gn 28 :10–13)

Alors, Jacob comprit qu’en ce lieu où il eut son songe sur la pierre, il était au centre du monde !

Jacob s’éveilla de son sommeil et il dit : Certainement, ÏÀÔÉ est en ce lieu, et moi, je ne le savais pas ! Il eut peur, et dit : Que ce lieu est redoutable ! C’est ici la maison de Dieu, c’est ici la porte des cieux ! Et Jacob se leva de bon matin ; il prit la pierre dont il avait fait son chevet, il la dressa pour monument, et il versa de l’huile sur son sommet. Il donna à ce lieu le nom de Béthel ; (Gn 28 :16–19)

«Béthel». La «Maison-Dieu» (Beth-El), marquée par une pierre, comme l’Église.

Oh ! Pierres, Trônes et Principautés. Centre du monde et Porte des cieux.

Oh ! Anges, rouleurs de la pierre au Tombeau vide, hérauts de l’Ascension et du Retour.

Dans l’espace et dans le temps

Progressivement - on ne sait trop comment -, l’Église, dans ses pratiques religieuses concernant les anges, s’est recentrée, non plus sur le centre spatial du Jardin et de son déploiement dans les êtres créés mais sur le centre temporel du Jour, son midi.

Ici encore, trame et chaîne se nouent et s’entrelacent pour former un des centres de l’histoire, celui où commence de germer le nouvel Arbre de Vie. Angélus!

V. L’ange du Seigneur apporta l’annonce à Marie,
R. Et Elle conçut du Saint-Esprit
Je te salue Marie…

V. Voici la Servante du Seigneur,
R. Qu’il me soit fait selon ta parole.

Je te salue Marie…

V. Et le Verbe s’est fait chair
R. Et il a habité parmi nous.
Je te salue Marie…

V. Prie pour nous, sainte Mère de Dieu,
R. Afin que nous soyons rendus dignes des promesses du Christ.

Daigne, Seigneur, répandre ta grâce dans nos âmes, afin qu'ayant connu par la voix de l'Ange l'Incarnation de ton Fils Jésus Christ nous puissions parvenir par sa Passion et par sa Croix à la gloire de sa Résurrection. Amen.

Jean-Marc Rufiange
Dimanche des Rameaux 2017

 

Références
1) Thomas d’Aquin, Somme théologique, Partie 1, Question 43 : De la mission des personnes divines, Article 7.
2) Thomas d’Aquin, Somme théologique, Partie 1, Question 50 : La nature des anges, Article 3.
3) Idem.
4) Ibidem, Article 4.
5) Idem.
6) Thomas d’Aquin, Somme théologique, Tome 1, Question 50 : La nature des anges, Article 3.
7) Idem.
8) Idem.
9) Idem.
10) Ne dit-on pas familièrement de tel ou tel plant qu’il a «poussé en orgueil»? L’orgueil est intrinsèquement stérile/infécond, c’est un anti-fruit, que le terme «vanité», souvent associé, rend bien : «le vain orgueil». Le mot orgueil lui-même, dans «l’anc. haut-all. se décompose en ur, us, répondant au lat. ex, et guol, gil, gal, pétulant, luxuriant» (Littré), que l’on pourrait donc définir comme un «excès de luxuriance».

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Jean-Marc Rufiange